À la mi-octobre 2022, l’ONDRAF et ses partenaires finalisaient la découpe au câble diamanté de la culasse du plus gros cyclotron qui ait jamais été entièrement démantelé en Belgique. Dans cette interview, Hughes Van Humbeeck, manager du site ONDRAF-Fleurus, Marine Maggio, Ingénieure en gestion des déchets radioactifs et démantèlement de Tractebel Engie, et Bart Geerkens, Senior Engineer Nuclear Projects de la société Interboring reviennent sur ce défi technique.
Depuis 2012, l’ONDRAF est responsable de l’assainissement et du démantèlement des installations désaffectées de la société faillie Best Medical Belgium, à Fleurus. Parmi celles-ci, le plus gros cyclotron jamais démantelé en Belgique : le CGR avec un poids total de 300 tonnes. Ce cyclotron permettait de produire notamment de l’iode-123, un radio-isotope utilisé dans le diagnostic des cancers de la thyroïde.
Mais qu’est-ce qu’un cyclotron ?
Hughes : « Schématiquement, un cyclotron, qu’on appelle aussi accélérateur de particules circulaire, est composé de plusieurs éléments :
- une boîte sous vide en acier inoxydable dans laquelle tournent des particules chargées
- des électrodes logées dans cette boîte et alimentées par un courant alternatif de haute tension
- des électroaimants placés autour de cette boîte et qui, avec la culasse, guident les particules dans leur accélération. Ces particules parcourent plusieurs tours avant d'être extraites du cyclotron puis projetées à très grande vitesse sur une cible contenant par exemple du xénon pour créer de l’iode-123 radioactif par réaction nucléaire.
Du fait même de son exploitation, l’ensemble est aujourd’hui activé, c’est-à-dire radioactif, non seulement en surface mais également dans la profondeur des matériaux, et à des niveaux différents. Nous achevons en ce moment la phase délicate et complexe de découpe de la culasse et de manutention de ces blocs. Les autres parties du cyclotron avaient été démontées lors d’une phase précédente. »
Un chantier complexe
Hughes : « Le démantèlement d’installations nucléaires est toujours un chantier complexe, de longue haleine et de grande ampleur. Il nécessite l’intervention d’experts dans plusieurs domaines. Parmi eux, la société Tractebel Engie chargée du volet conception, étude et suivi du chantier, et la société Interboring, chargée de la découpe et de la manutention des blocs de la culasse du cyclotron. »
Plusieurs défis
Hughes : « C’est la première fois en Belgique que l’ONDRAF et ses partenaires démantèlent entièrement un cyclotron. Et non des moindres puisque le CGR pèse 300 tonnes et sa culasse, près de 200 tonnes. Pour vous donner un ordre de grandeur, les cyclotrons les plus récents pèsent en moyenne 30 tonnes. Ce chantier de démantèlement a présenté plusieurs défis. »
Les dimensions de la culasse
Marine : « La culasse du CGR pèse 195 tonnes. Elle mesure 2,6 mètres de hauteur sur 5,2 mètres de longueur et 2,3 mètres de largeur. Il était impossible de la sortir en une pièce de son local blindé et de l’expédier soit vers une fonderie en vue d’un recyclage, soit comme déchet radioactif vers Belgoprocess, la filiale industrielle de l’ONDRAF. Des découpes étaient indispensables avec une technique spécifique : la scie au câble diamanté. »
Quel câble diamanté utiliser ?
Bart : « Dans l’industrie, le diamant est utilisé principalement pour sa dureté. Aucun matériau, ou presque, ne résiste aux scies à câble diamanté. La découpe de ces blocs aussi massifs est une première dans l’industrie nucléaire et nous avons dû relever quelques défis techniques. Avant tout, il est important d'utiliser les machines adéquates pour un projet donné. Les machines conçues spécifiquement pour le secteur nucléaire sont rares et il n’est donc pas possible de les déployer systématiquement pour chaque tâche.
Ce projet a également nécessité plusieurs modifications des machines existantes pour répondre aux exigences élevées en matière de sûreté et d'environnement. Il faut aussi sélectionner le bon câble diamanté, et ce n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît. Il existe des centaines de câbles diamantés différents sur le marché. Un câble diamanté qui convient parfaitement à un travail donné peut s’avérer totalement inefficace dans d'autres conditions. Il existe en effet différentes façons de fixer le diamant au câble, la granulométrie du diamant peut varier d'un câble à l'autre, le nombre de perles de diamant par mètre courant peut varier... et ainsi de suite. Le choix du bon câble diamanté s’accompagne donc de recherches approfondies. »
Un cyclotron toujours radioactif
Hughes : « Le cyclotron que nous démantelons était à l’arrêt depuis 1992 mais l’ensemble de la culasse est toujours activé de manière variable en fonction de l’endroit et de la profondeur dans la matière. Avant de démarrer le chantier, nos équipes ont réalisé des mesures radiologiques et prélevé des échantillons de limaille qui ont été analysés afin de connaître le niveau de radioactivité du métal à différentes profondeurs et à différents endroits. C’est sur la base de cette analyse que nous avons littéralement cartographié la culasse et établi un plan de découpe répondant au défi principal de tout chantier de démantèlement : limiter le volume de déchets radioactifs et maximiser la fraction de matériel qui peut être recyclée, et ce dans un souci de réduction des coûts. »
Une découpe en deux phases
Marine : « Une solution sur mesure a été élaborée par notre bureau d’étude pour répondre aux exigences spécifiques de ce projet : un plan de découpe en deux phases distinctes. Une première phase a été conçue pour découper la culasse directement sur place tout en garantissant une maîtrise des risques tout au long des opérations. Ces découpes primaires ont permis d’obtenir une vingtaine de blocs pouvant peser de 8 à 12 tonnes, afin de pouvoir les manutentionner avec le pont roulant disponible dans le local.
Au cours de la seconde phase, ces blocs ont été déplacés vers une station de découpe déportée pour réaliser les découpes secondaires. L’objectif ? Obtenir des blocs dont la masse permet le transport vers les fonderies tout en séparant les parties de culasse selon leur niveau de radioactivité pour permettre d’optimiser leur gestion. Toutes ces opérations ont été réalisées selon un plan spécifiquement élaboré pour permettre de minimiser les découpes et ainsi limiter l’exposition des travailleurs aux risques et minimiser les coûts du projet. »
Un outil de découpe flexible
Bart : « Pour la découpe, nous procédons de deux façons différentes. La grande culasse est tout d’abord débitée en blocs plus petits sur place, après quoi ces blocs sont à leur tour découpés. Il s'agit de deux configurations de machines complètement différentes, de sorte que ces travaux nécessiteraient normalement deux engins fabriqués sur mesure. Cependant, nous avons trouvé une solution qui nous a permis d'utiliser la même machine pour la première et la deuxième phase. Nous avons ainsi réduit considérablement les coûts d'investissement. La flexibilité de nos machines a donc constitué un atout majeur dans ce projet. Pendant la première phase, nous avions monté la scie sur la culasse elle-même, tandis qu'un atelier de découpe a été mis en place pour la phase 2, avec la même machine. »
Comment garantir la stabilité ?
Hughes : « Les cyclotrons ne sont jamais posés à même le sol. Il y a toujours une fosse ou un espace en dessous qui abrite les équipements nécessaires à leur fonctionnement : pompes, conduites, …. Il faut donc tenir compte de risques d’instabilité lors de la découpe de la culasse. »
Marine : « Lorsqu’un bloc est découpé, il faut s’assurer de la stabilité du bloc découpé mais également des pièces restantes. Celle-ci doit être garantie avant, pendant et après la découpe. Des structures de support ont donc été placées sous les morceaux de culasse, en appui soit sur une partie inférieure de la culasse, soit sur le sol du local. La résistance et la stabilité de ces profilés ont été méticuleusement vérifiées par calcul au préalable.»
Comment confiner la radioactivité ?
Hughes : « Même si le débit de dose, c’est-à-dire le niveau de radioactivité, est minime (moins de 5 µS/h), Interboring a dû garantir le confinement des éventuelles poussières et limailles produites lors de la découpe. »
Bart : « En raison du risque de contamination, nous avons apporté, à chaque phase, le plus grand soin au confinement des limailles d’acier et poussières qui se dégageaient. Nous avons d'une part utilisé de puissants aspirateurs industriels et, d'autre part, nous avons construit un confinement au-dessus de chaque découpe pour recueillir la poussière de façon optimale. »
Marine : « Ce système a été testé à blanc au préalable et a fait l’objet d’analyses de risques. Des mesures sont d’ailleurs prises tous les jours et les opérateurs peuvent travailler en toute sécurité sans risque de contamination. »
Le système de refroidissement
Bart : « Outre le choix de la machine et du câble diamanté, l’optimisation du processus de refroidissement du câble est une difficulté supplémentaire dans le secteur nucléaire. D'autres industries utilisent l'eau comme réfrigérant. Dans ce secteur, nous nous efforçons toujours de minimiser les résidus. C’est pourquoi Interboring a mis au point une méthode de refroidissement qui permet de scier sans utiliser d'eau de refroidissement. Il nous a fallu un an de RD&D pour parvenir à la combinaison optimale entre la machine, le câble diamanté et la méthode de refroidissement. »
La manutention en toute sécurité
Bart : « La manutention de ces blocs, qui peuvent atteindre 12 tonnes, représente également un défi. Tractebel Engie et l'ONDRAF ont donc travaillé main dans la main pour trouver la méthode la plus sûre. »
Le suivi du chantier
Marine : « Étant donné le caractère unique d’un tel chantier, nous avons dû innover face aux défis techniques. Le scénario de démantèlement a été élaboré en tenant compte des spécifications du cyclotron et de son local, mais également du bâtiment complet. Nous devions assurer une sécurité optimale durant toutes les étapes du procédé.
De plus, notre expertise dans le domaine et l’expérience acquise au quotidien ont été mises à profit afin d’améliorer continuellement nos moyens et procédures. »
L’entreposage avant l’exutoire final
Les blocs d’acier issus de la découpe sont ensuite transportés dans des conteneurs à l’extérieur du bâtiment où ils sont entreposés en attendant leur expédition vers des fonderies.
Hughes : « En fonction de leur radioactivité résiduelle, les blocs métalliques seront expédiés à l’étranger vers l’une de ces trois fonderies : Energy Solutions aux USA, Cyclife en Suède et Siempelkamp en Allemagne. Chacune de ces fonderies utilise des procédés de fusion particuliers n’autorisant qu’un niveau de radioactivité spécifique.
Les résidus radioactifs issus de cette fusion seront réexpédiés vers Belgoprocess pour traitement et entreposage sur le site de Dessel. Par contre, la fraction résiduelle sera valorisable dans d’autres filières industrielles. Au terme de ce chantier, quelque 14 tonnes seront entreposées comme déchets radioactifs et près de 181 tonnes seront valorisables. »